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jeudi 30 octobre 2014

Le cavalier noir

La porte où je sonnai me fut ouverte par un homme maigre, grand, aux cheveux en broussaille, en manches de chemise, sans col, mais l'encolure munie d'un bouton doré. Il tenait à la main une pièce de jeu d'échecs – un cavalier noir. Je le saluai en russe.
– Entrez, entrez, me dit-il jovialement comme s'il m'eût attendu.
– Je m'appelle Un Tel, dis-je.
– Et moi, s'écria-t-il, Pavl Pavlitch Retchnoy, et il partit d'un gros rire, comme si c'eût été une bonne plaisanterie. "S'il vous plaît", dit-il en pointant son cavalier d'échecs vers une porte ouverte.
La pièce où j'entrai était sans prétentions ; il y avait une machine à coudre dans un coin, et dans l'air une légère odeur de toiles pour lingerie. Un homme de lourde stature était assis de travers à une table sur laquelle était étalé un échiquier en toile cirée, dont les cases étaient trop petites pour les pièces. Il regardait celles-ci du coin de l'œil, tandis qu'au coin de sa bouche le porte-cigarettes vide regardait de l'autre côté. Un joli petit garçon de quatre ou cinq ans était agenouillé sur le parquet, entouré de minuscules automobiles. Pavl Pavlitch lança sur la table le cavalier noir et la tête de celui-ci se détacha. Noir la revissa soigneusement.
– Asseyez-vous, dit Pavl Pavlitch. C'est mon cousin, ajouta-t-il. Noir salua. Je m'assis sur la troisième (et dernière) chaise. L'enfant se releva pour venir à moi et me montra silencieusement un crayon rouge et bleu tout neuf.
– Je pourrais te prendre la tour, maintenant, si je voulais, dit Noir sombrement, mais j'ai un meilleur coup à jouer.
Il souleva sa reine et délicatement l'insinua dans un groupe de pions jaunâtres – dont l'un était figuré par un dé à coudre.
La main de Pavl Pavlitch fondit sur l'échiquier et il prit la reine avec son fou. Puis il rit à gorge déployée.
– Et maintenant, dit Noir calmement quand Blanc eut cessé de s'esclaffer, maintenant te voilà dans le lac. Échec, mon mignon !
Vladimir Nabokov, La Vraie Vie de Sébastien Knight, 1941 -  (Gallimard, " Folio ")

Partie nulle, échec perpétuel

Après avoir manqué l'école trois ou quatre fois, Loujine avait découvert l'inaptitude de sa tante au jeu d'échecs. Ses pièces s'emmêlaient en une masse informe d'où émergeait tout à coup un roi sans défense et sans couverture. Mais le vieillard, lui, jouait divinement bien. Dès leur première rencontre – lorsque sa tante avait dit précipitamment, en enfilant ses gants : "À mon grand regret, je suis obligée de sortir, mais vous pouvez rester et jouer aux échecs avec mon neveu, merci pour ces magnifiques muguets", et que le vieillard s'était assis et avait dit en soupirant : "Il y a longtemps que je n'ai pas joué... eh bien, jeune homme, la main gauche ou la main droite ?" – dès cette première rencontre, Loujine (dont les oreilles, après quelques coups, étaient devenues brûlantes et qui ne pouvait plus avancer nulle part) avait eu l'impression de jouer à un jeu totalement différent de celui que sa tante lui avait appris. Une senteur exquise flottait autour de l'échiquier. Le vieillard appelait les chevaux des cavaliers et les officiers des fous ; et, après avoir joué un coup désastreux pour son adversaire, il annulait ce coup, puis, comme il eût démonté pour l'enfant le mécanisme d'un instrument précieux, il lui expliquait ce qu'il aurait dû faire pour éviter la défaite. II gagna facilement les quinze premières parties, sans avoir réfléchi une seule minute ; pendant la seizième, il se mit brusquement à réfléchir et eut de la peine à la gagner. Mais le dernier jour, après avoir vu le vieillard arriver avec un véritable buisson de lilas que l'on ne savait où fourrer et sa tante filer dans sa chambre sur la pointe des pieds pour s'éclipser, sans doute par l'escalier de service, Loujine, au terme d'un combat prolongé et très éprouvant (durant lequel il avait découvert que le vieillard pouvait souffler bruyamment) avait eu une brusque illumination – et cette sorte de myopie de l'entendement, qui lui voilait d'un angoissant brouillard les perspectives du jeu d'échecs, s'était dissipée – "Eh bien, partie nulle", avait dit le vieillard. Comme on remue le levier d'une machine détraquée, il fit avancer plusieurs fois la reine, de-ci, de-là, et répéta : "Partie nulle. Échec perpétuel." Loujine essaya, lui aussi, de faire fonctionner le levier, puis s'arrêta et, gonflant ses joues, demeura Ies yeux fixés sur l'échiquier. "Vous irez loin, dit le vieillard, si vous continuez ainsi, vous irez loin. De grands progrès. C'est la première fois que je vois cela... Vous irez très, très loin."
Vladimir Nabokov, La Défense Loujine, 1930
(traduction par Genia et René Cannac revue par Bernard Kreise, 1964, Gallimard, "Folio")

Interruption de la partie

Turati se décida enfin – et aussitôt une sorte de tempête polyphonique se déchaîna sur l'échiquier. Loujine y cherchait avec opiniâtreté la petite note dont il avait besoin pour en tirer, à son tour, en l'amplifiant, un tonnerre d'harmonies. Maintenant l'échiquier respirait la vie, tout y était concentré sur un point déterminé, tout s'y resserrait de plus en plus ; la disparition de deux pièces apporta une accalmie passagère, puis éclata un nouvel agitato. La pensée de Loujine errait dans des ténèbres à la fois attrayantes et horribles, elle y rencontrait parfois la pensée inquiète de Turati, qui cherchait ce qu'il cherchait lui-même. Les deux joueurs comprirent en même temps que les blancs ne devaient plus persévérer dans leur projet : ils risquaient de perdre immédiatement leur élan. Turati se hâta de proposer un échange, et à nouveau le nombre des pièces diminua sur l'échiquier. De nouvelles possibilités se dessinèrent, cependant personne n'aurait pu dire encore de quel côté pencherait le plateau de la balance. Loujine réfléchit longuement en préparant son attaque qui nécessitait une exploration préliminaire des variantes, au cours de laquelle chacun de ses pas réveillerait un écho dangereux – et il lui sembla qu'un dernier et immense effort ouvrirait devant lui la voie secrète de la victoire. Soudain il ressentit une douleur cuisante, bien qu'elle n'affectât pas son être véritable, et il poussa un grand cri en secouant sa main mordue par la flamme d'une allumette qu'il avait frottée en oubliant de l'approcher de sa cigarette. La douleur se calma aussitôt, mais dans le jaillissement de la flamme il avait entrevu quelque chose d'effrayant et d'insupportable. Il prit conscience des abîmes affreux où le plongeaient les échecs, jeta, malgré lui, un nouveau regard sur l'échiquier – et sa pensée s'alourdit sous le poids d'une fatigue qu'elle ne connaissait pas. Cependant les échecs étaient sans pitié, il était leur prisonnier et aspiré par eux. Horreur, mais aussi harmonie suprême : qu'y avait-il en effet au monde en dehors des échecs ? Le brouillard, l'inconnu, le non-être... Soudain il s'aperçut que Turati n'était plus assis, mais se tenait debout, les mains derrière le dos. "Partie interrompue, maître, dit une voix derrière lui. Notez votre coup. – Non, non, encore, supplia Loujine, cherchant du regard celui qui avait parlé. – Partie interrompue", répéta derrière lui la même voix, une voix frétillante. Loujine voulut se lever et n'y parvint pas. Il s'aperçut alors qu'il venait de reculer, sans quitter sa chaise, et que des inconnus s'étaient rués, féroces, vers l'échiquier, cet échiquier où, tout à l'heure encore, était concentrée toute sa vie, et qu'ils se disputaient et hurlaient en déplaçant vivement les pièces.
Vladimir Nabokov, La Défense Loujine, 1930
(traduction par Genia et René Cannac revue par Bernard Kreise, 1964, Gallimard, "Folio")
source BNF

Naissance d'un joueur

"Non, dit Loujine, je veux jouer aux échecs.
– C'est compliqué, mon chéri, on ne peut pas apprendre en une seule fois." Il alla vers le bureau de son père, y trouva le coffret posé derrière un portrait. Sa tante se leva pour prendre un cendrier et, tout en chantonnant, elle laissa paraître sa préoccupation : "Ce serait horrible, ce serait horrible... – Voilà ! dit Loujine en posant la boîte sur un petit guéridon turc à incrustations. – Il faudrait aussi un échiquier, dit-elle. Tu sais, j'aime mieux t'apprendre à jouer à "qui perd gagne", c'est plus simple. – Non, aux échecs, dit Loujine, et il déplia l'échiquier de toile cirée. – Plaçons d'abord les pièces, dit sa tante en soupirant, les blanches ici, les noires là. Le roi et la reine l'un à côté de l'autre. Ça, ce sont les officiers. Ça, les chevaux. Et ceci, sur le côté, les canons. Maintenant..." Elle s'immobilisa soudain, tenant une pièce en l'air, et regarda du côté de la porte. "Attends, dit-elle, l'air inquiet. Je crois que j'ai oublié mon mouchoir dans la salle à manger. Je reviens tout de suite." Elle entrouvrit la porte, mais revint aussitôt. "Tant pis, dit-elle en se rasseyant. Non, ne place pas les pièces sans moi : tu embrouillerais tout. Ceci s'appelle un pion. Maintenant, regarde comment on les fait bouger. Le cheval galope, naturellement." Assis sur le tapis, son épaule frôlant le genou de sa tante, Loujine regardait sa main, parée d'un fin bracelet de platine, soulever et placer les figurines. "La reine est la plus mobile", dit-il avec satisfaction, et il rectifia du doigt la position de la pièce qui n'était pas tout à fait au milieu de la case. – Et maintenant, voilà comment ils prennent, expliquait sa tante, comme s'ils se poussaient, tu comprends ? Et les pions le font comme ceci : de côté. Lorsqu'on ne peut plus se fourrer nulle part, cela s'appelle "mat". Tu dois, par conséquent, prendre mon roi, et moi le tien. Tu vois comme c'est long à expliquer. Si l'on jouait une prochaine fois, hein ? – Non, tout de suite", dit Loujine.
Vladimir Nabokov, La Défense Loujine, 1930
(traduction par Genia et René Cannac revue par Bernard Kreise, 1974, Gallimard, "Folio", pp 51-52
source BNF